Caroline Chariot

Le Pli, par Caroline Chariot-Dayez

Pourquoi, dans l’histoire de la peinture, la figure humaine occupe-t-elle nettement moins de place que le jeu des drapés, comme si cette figure n’en était que le prétexte ? Faut-il affirmer, comme Hantaï, que le pli est l’unique obsession de la peinture occidentale ? Le peintre y scruterait-il une énigme particulière ? Tout se passe comme si la fréquence de ce motif et la place démesurée qu’il prend chez certains peintres indiquait  qu’on était en présence d’une des clés de la peinture, de la figuration du questionnement pressant du peintre sur le sens de son geste. De même que le miroir est l’indication de la présence du peintre à l’intérieur de la scène, les plis seraient dans les tableaux  la projection sur la toile d’une réflexion de la peinture sur elle-même, une sorte de « méta-peinture », peinture de la peinture.

D’abord, tout simplement parce que le pli, c’est le plat qui devient volume, la troisième dimension qui surgit de la deuxième, comme sur la surface du tableau, lorsque le clair et l’obscur se font relief et profondeur.

Mais, plus fondamentalement, parce que le pli figure la vision elle-même et le berceau dont elle surgit. Quand je vois, ce que je vois n’est pas seulement en face de moi mais il est comme mon prolongement. Sur le sable de la plage qui s’étend devant moi, il y a cette ombre qui est la mienne, puis mes pieds, mes jambes, mes genoux, mon corps, jusqu’au moment où, précisément, il devient vision. Mon corps fait partie de ce que je vois et la vision qui l’habite est en continuité avec ce qu’il voit. Il n’y a pas, entre moi qui voit et ce que je vois, de différence de nature. Ce qui se produit, c’est une courbure, un repli. Quand un peintre voit, c’est comme si, en lui, les choses  se repliaient sur elles-mêmes se dotant d’un intérieur. Il est comme un plissement  à la surface des choses, où adviennent « une intériorisation de l’extérieur, une invagination du dehors » (Deleuze, p 12). La distance par rapport à elles n’est pas une coupure, mais un néant aménagé au creux d’une même texture.

Cette communauté de nature qui fait que mon corps fait partie du spectacle qu’il voit,  insère du même coup la vision au cœur des choses. Par le corps du peintre, ce sont les choses qui se retrouvent douées de vision. Le peintre voit, mais cette vision est comme une vision que les choses ont sur elles-mêmes. La vision n’est plus l’oeuvre seule du peintre, mais un certain repli des choses sur elles-mêmes dont il est le lieu, une opération dans laquelle il se sent englobé. Cette appartenance à quelque chose qui l’englobe a souvent été exprimée par le sentiment de passivité de beaucoup  de peintres dans l’acte de créer, vécu comme une dépossession, une écriture sous la dictée des choses. Il attend, vit la peinture comme un lent processus d’impression des couleurs et des formes, sa toile ne fait que sauvegarder ce qui se produit  dans les choses, elle retient les ombres projetées qui sont déjà comme des graphismes ou des surcharges colorées des choses sur elles-mêmes. Il n’est jamais loin du mythe antique sur l’origine de la peinture selon lequel elle serait née du contour de l’ombre du profil de son ami qu’une jeune fille fit sur un mur. Il n’est jamais loin non plus du mythe du linge de Véronique où le portrait du Christ apparaît de l’impression de sa sueur et de son sang. Comme s’il suffisait de poser une toile sur les choses pour que le tableau apparaisse. Il expérimente une appartenance  à un processus de manifestation qui le dépasse. Son geste prolonge celui d’une nature créatrice.

Le pli, c’est sans doute d’abord la figuration d’une expérience du  continu  au coeur de la création. Ceux que l’on croyait séparés se révèlent inhérents l’un à l’autre, de la même texture même s’ils sont distants. Différence ne signifie pas séparation. Il y a l’ombre, il y a la lumière mais on passe de l’une à l’autre. La lumière s’obscurcit et l’ombre s’éclaire Les zones les plus obscures ne sont jamais coupées de la clarté : elles y glissent en douceur. L’obscurité n’est jamais qu’une latence.

L’expérience du beau est également de ce type. Quand il voit la beauté dans ce que les autres jugent quelconque ou  laid, le peintre réalise que le monde est plus que son apparence, ou plutôt son apparence elle-même le conduit au-delà de lui. Il découvre qu il y a un ailleurs et en même temps qu’il n’est pas insaisissable, que notre monde n’est pas coupé de l’autre, qu’une communication existe. Le choc de la beauté, c’est cette révélation d’une échappée vers un au-delà de la matière, en son sein même, cette découverte d’un passage, comme une « échelle de Jacob ». Dans cette expérience méta-physique (dans le sens étymologique du terme) de l’accessibilité de l’autre monde tout se passe comme si  notre monde et l’autre étaient les deux bords d’un même pli. L’invisible prolonge le visible. Entre eux, il n’y a point de rupturepoint de solution de continuité.

Si la vision se fait dans les choses, si le monde comporte en lui une vision, alors la matière n’est pas quelque chose de compact et de plein, mais un élément qui se creuse, ondule, pour ménager en lui-même des différences desquelles surgira la lumière. Tel un infra-langage, la vision fonctionne comme un système diacritique. Comme le signifié naît de la différence des signifiants, elle surgit comme la lumière quand le monde se creuse, quand, par l’entremise du peintre, les choses visibles se replient sur elles-mêmes. Voilà pourquoi l’ombre du fond d’un pli est si curieuse, habitée de lueur, comme venue d’un autre monde.

Le pli comme aménagement d’une différence, comme processus de différance, comme déhiscence, c’est la structure d’une réalité qui est surgissement, création. « Cette masse intérieurement travaillée et qui n’a de nom dans aucune philosophie » (M. Merleau-Ponty, le visible et l’invisible, p.193) mais que Merleau-Ponty appelle la chair, cette« texture qui revient en soi et convient à soi-même » (id., 192) est l’Elément (au sens ancien, présocratique) qui porte la peinture. Elle est « l’origine du monde » (en Grèce, le même mot  signifie le pli et le sein) et le tableau de Courbet n’en est qu’un dérivé ou une incarnation ( !).Tel « un invariant de transformation » (D, p.29) ,elle est la mère de toutes choses, la matrice de cet Etre « qui exige de nous création pour que nous en ayons l’expérience » (id, p.251). Comme le dit G. Deleuze, « la matière- pli est une matière-temps ». La compression est le mode d’être d’une matière sans cesse en train d’advenir, sans cesse absolument différente, nouvelle et unique chaque fois, dans sa totalité Le pli, c’est la matière du surgissement, la création faite matière. Elle est rebelle à toute prédiction et à toute règle, pure genèse chaotique. Cette universelle ex-plication est une universelle complication. Mais la com-plication est aussi cohésion, inhérence. Le monde n’est ni clair ni simple mais il n’est jamais éclaté. Le monde est un cosmos.

À l’affut, par Anne François

D’abord elle attend le soleil, lequel se fait prier. S’il accepte de se montrer,  Caroline dispose les vieux tabliers sur le bureau de sa chambre, face aux fenêtres, côté sud. Tabliers jadis blancs qui, à force d’essuyer les pinceaux et les années, ont pris l’apparence d’une peau déchirée en certains endroits et craquelée par les taches, ou draps comme figés, cuirassés par de vieilles couleurs. Ensuite, Caroline attend : il n’y a qu’un seul instant où a lieu la révélation du tissu par la lumière.

Elle prépare le piège à dimension : un grand panneau de peuplier enduit - à chaud- de colle de peau de lapin. Le vieux tablier, la boule de draps froissés doivent glisser de leur corps terrestre vers leur image, sans souffrir ni se dénaturer. Bien qu’il faille échanger leur troisième dimension contre un supplément d’âme, on ne peut ni les empailler ni les embaumer. Dans ce transfert d’une vie à l’autre, le chasseur devient passeur. Il – elle – prépare des onguents et des fonds, dispose ses pinceaux en poil de martre et de mangouste, et se met debout devant le piège. Peu importe alors ce qu’endurent son dos ou ses jambes, c’est un jeu de patience avant que pointent les couleurs cachées dans les plis et la clarté ensevelie au fond de l’ombre.

Sur la palette, jamais de noir. Un peu de blanc pour les mélanges et du blanc pur  pour retourner à la lumière. Pour le rouge, une pointe de laque de garance et de tête morte, pour le brun, la terre de Sienne, brûlée ou non, de l’ocre et du violet, et quant au bleu, de l’outremer, du cobalt et du ceruleum. Sur le bois, quelques traits à la sanguine pour commencer. Tablier, drap, disparaissez, donnez-nous  ce qui reste quand on vous a traversés avec les yeux : de la présence  pure.

On n’invente pas l’ombre. On la contemple et on la laisse dicter ses teintes. Aucune ombre n’est exempte de clarté, aucun trou noir n’est privé de lumière. Parfois les plis sont la brèche grise par où le ciel laisse deviner l’envers des choses, parfois ils racontent le rouge sombre du sexe des femmes. Parfois la femme qui se tient au bout du pinceau tombe dans les plis, comme si le pinceau se retournait pour la prendre à son propre piège, de telle sorte qu’enfin elle voie ce piège en plein travail et comment elle y est prise et unie à l’ombre comme à la lumière qui ne font que semblant de sortir de l’image.

Ce sont des illuminations où même la douleur du dos ou des jambes se fait oublier. L’objet a accompli son saut qualitatif. Le rouge et l’ocre donnent un visage au relief. Ailleurs, l’ombre se dit par le rose ou par le bleu. L’utilitaire est transcendé. Le carré blanc irradie. L’être s’est laissé entrevoir dans un pli, à la rencontre exacte du clair et de l’obscur.  A la croisée de l’apparition et de la disparition. Le miracle est capturé. La peinture est devenue pensée. La pensée est devenue peinture. La couleur, la forme, l’ombre et la lumière lui donnent du corps et de la peau.

Comme la vérité surgie du puits,  la philosophie sort de ses labyrinthes  noirs et blancs, de ses chemins de lettres et de papier, pour se coucher toute nue dans le vieux drap qui termine sa transsubstantiation. Il y a à présent plus de lumière sur le tableau qu’il n’y en a jamais eu dans l’atelier aux fenêtres plein Sud. Caroline est épuisée.

In suspendo, par Frans Boenders

Ein isoliertes Ich gibt es ebenso wenig als ein isoliertes Ding.Ding und Ich sind provisorische Fiktionen gleicher Art.

Ernst Mach, Erkenntnis und Irrtum, 1905

1.

Ni intérieur ni extérieur. Rien sauf une matière froissée. Qui semble suspendue dans le vide, dans un vide d’une blancheur éblouissante. Sans contexte. Sans Fil d’Ariane. Sans support ni planche de salut.

Un froissement dans le néant. Qui n’existe que de façon purement emblématique. Et qui dans sa non-existence ontologique et sa fiction provisoire, donne lieu à une construction. À un Artificium, plus que  ‘fait d’art’, acte d’art.

Les étoffes révèlent des fractures, fines et nettes, planes et saillantes. La structure de leur volume, aléatoire en apparence, mais rythmique en réalité, projette la composition peinte aux confins de l’abstraction. Haut, bas, dessus, dessous, gauche, droite : on ne s’y retrouve plus. Etonnement et admiration devant la précision naturaliste du rendu.

Il ne va pas de soi de discerner de la régularité dans le jeu des plis, dont la dynamique suit des règles solipsistes, une sorte de logique secrète. Un chemin se fraie, indifférent aux correspondances ou concordances, harmonie ou miroitement.

L’exposition à la lumière, diffuse, fait apparaître des bas-reliefs dans la texture de l’étoffe. A première vue, rien ne permet de repérer aucune figure géométrique ni volumétrique. D’aucun angle, on ne peut détecter une distribution (psycho)logique des masses suggérées : elles restent compactes et forment en fait une masse unique.

Le style de Caroline Chariot-Dayez peut être dit sculptural. Avec la lumière subtile des braises incandescentes. Un chromatisme raffiné.

2.

Certaines langues possèdent plusieurs vocables pour traduire l’idée de  « pli ». Le néerlandais, par exemple, fait une distinction, même si elle est très ténue, entre le pli comme opération naturelle qui induit d’irrégulières ondulations dans l’étoffe, et celui  qui résulte d’un ordonnancement délibéré. Le premier surgit comme une déhiscence organique, l’autre est le produit d’une construction par pliage.

Lorsque Caroline peint des plis, est-elle engloutie dans les plissements spontanés qui courent dans le tissu  ou les recrée-t-elle ? L’observateur de ses peintures ne sondera jamais  les replis de cette âme de peintre pétrie de philosophie.

Une chose est sûre: par le langage plastique, la peintre désire s’approprier le volume de l’objet, à partir d’une énigmatique affinité élective (la Wahlverwantschaft goethéenne) entre elle et le pli. Des bouquets de courbures et d’arêtes produisent un modelé généreux qui suggère de manière évidente les creux et les crêtes des plis dans le drapé.

Pour Caroline, l’espace dans lequel elle enferme son objet a plus d’importance que cet objet lui-même. Chaque pli ne réfère-t-il pas à un volume ? De par son essence, il est espace limité, inoccupé et donc libre. Le pli peut sembler inhabité, quelque chose comme de la fatigue s’y glisse. Ainsi sert-il de cache à la banalité quotidienne, où l’on enferme la poussière et relègue l’insignifiant. Dans l’étoffe pliée se niche une autre matière qui profite habilement des cavités de la surface.

Ainsi, le pli – comme une levée à la surface du plan – dit l’imperfection de ce qui est plat. Il fournit, tel un poste d’observation et un recueil pour ce qui advient, la première clé donnant accès à la profondeur.

Le pli raconte les hauts et les bas de l’existence et l’incomplétude de l’univers. De par sa structure spécifiquement dissipatrice, il s’enveloppe de l’ombre des expériences crépusculaires et ploie sous le poids de l’imprévisible et de l’absence de téléologie. La courbure de sa forme ne relève ni d’une intention arrêtée ni d’un dessein. Tout à la fois retenue et élan, le pli interrompt le flux linéaire des choses: sa forme et son aspect sont les traces d’un mouvement avorté.

3.

Dépourvue d’objets, la peintre a fait du pli son terrain d’action. Au siècle d’or de ses aïeux, les Primitifs flamands (qui comme elle privilégiaient le panneau), les plis et drapés étaient considérés comme le summum du majestueux, de l’illusionnisme chaleureux. Les deux tiers du tableau de Robert Campin, la Vierge allaitant l’Enfant Jésus (Londres, National Gallery) sont recouverts du luxuriant déploiement de plis de la robe de Marie. Dans son Saint Luc peignant la Vierge (Boston, Museum of Fine Arts), Rogier de Le Pasture fait une distinction entre les plis vestimentaires du peintre et ceux de son modèle : le drapé de la tunique rouge de Saint Luc présente un tombant masculin, dépourvu de mystère. En revanche, la robe jaune or de Marie est recouverte d’une cape ondulante, d’un bleu nuit, déployant en tous sens une profusion de plis. Sur la peinture intitulée La Madonne du chanoine Van der Paele (Bruges, Musée Groeninge), Jean van Eyck peint à côté de la robe majestueuse, couleur lie de vin, de Marie de venimeux faux plis dans la blouse blanche du bedeau grassouillet. Dans Le repos de la fuite en Égypte (Washington, National Gallery of Art) de Gérard David, le manteau bleu ciel de Marie s’étale en larges plis sur le mur de pierre sur lequel la mère et l’enfant jouissent d’un moment de repos et dégustent quelques raisins.

En art, l’illusionnisme suppose une coopération tacite entre l’  artifex  et le spectator. Le peintre intègre dans sa représentation des informations qui permettent au spectateur d’aménager un espace imaginaire dans sa perception. Et puisqu’une peinture est bidimensionnelle, le peintre est condamné systématiquement à évoquer la troisième dimension par le biais de la fiction. Mais seul l’illusionniste caractérisé parvient à hisser l’espace par définition trompeur de la peinture, au rang d’illusion contraignante, et à mettre le spectateur sur une fausse piste, du moins pendant un instant.

La peinture intéressée par l’illusionnisme ou le trompe-l’œil définit plutôt des stratégies qui vont semer le doute dans l’esprit du spectateur : que voit-il vraiment ? L’objet ou sa représentation ? La mystification parfois vertigineuse l’incite soit à pénétrer dans le tableau ou à se retirer de la convention. De tels tableaux remettent en question la perception commune et confrontent l’observateur avec le double de la réalité peinte comme s’il s’échappait du tableau pour rejoindre son espace. Avec sa peinture-réalité, Caroline ambitionne, notamment par des clairs-obscurs parfaitement étudiés, de créer une présence réelle. Mais elle n’est pas  satisfaite par le jeu ordinaire de la séduction, car ce qu’elle désire, c’est faire appartenir l’objet montré à l’univers dans lequel se trouve le spectateur. Son heureuse insistance veut résoudre le problème de la division cartésienne entre l’esprit et la res extensa, le monde extérieur, de manière picturale. Aussi a-t-on parfois l’impression de regarder un portrait, mais un portrait où le sujet a été abstrait, substitué par sa blouse, sa chemise ou sa veste, et vidé simultanément de toute matérialité et de toute psychologie. Ses contours le remplacent, comme en effigie. L’image présentifie le personnage enf(o)ui mais réel : comme la représentation du Christ ou de Bouddha respectivement sur une icône ou une thangka. Vue sous cet angle, l’œuvre de Caroline est une peinture symbolique.

4.

Tout est forme. Là où les Primitifs flamands affectionnaient l’image dans l’image, Caroline peint l’image sans image. Elle supprime visuellement le contenu représentatif, discrètement, par le biais de la surface blanche sur laquelle se dessinent des couleurs sourdes. À l’opposé de Petrus Christus qui, sur le cadre du Portrait d’un Chartreux (New York, Metropolitan Museum of Art) a peint une mouche en trompe-l’œil qui a rendu ce tableau célèbre, Caroline n’a pas recours à des moyens spectaculaires pour renforcer la réalité vivante du modèle dans le monde du spectateur ou pour intensifier la communication entre le modèle et celui qui le voit. La mouche de Petrus Christus est un élément extérieur qui surgit de façon inattendue en dehors des limites de la représentation proprement dite. Une telle approche ne s’observe pas dans les peintures de Caroline - ce qui ne signifie pas que ses représentations ne pénètrent pas dans l’espace du spectateur.

La palette non plus n’est pas un moyen de persuasion écrasant mais au contraire plutôt un guide discret dont se sert la peintre pour entraîner le spectateur dans son univers de plis. Les couleurs créent avant tout une harmonie plastique ; elles ont parfois la translucidité porcelainière d’une sorte de grisaille, qui, vue de plus près, révèle une gamme de gris extrêmement riche dans leur composition - circulaire, rigoureusement verticale, rectangulaire.

La sobriété quasi monastique des formes épurées, découpées avec force - Caroline manie le pinceau comme un burin - et l’absence de contenus narratifs sont deux manières de déboucher non seulement sur un étonnant modelé mais aussi sur une lumineuse transparence optique. L’œil se meut agilement des zones obscures aux zones lumineuses grâce à des demi-tons subtils qui permettent à la peintre d’opérer des modulations fines dans les rapports entre espaces, jusqu’à l’obtention de ses fascinants effets de profondeur. 

5.

Dans L’Échelle de Jacob, des draps noués, des blouses ou des torsades de tissu coupent le tableau en deux parties pratiquement égales - une gauche et une droite. Dans leur  verticalité, ces draps enroulés sont à la fois lien et séparation. Ils relient le monde au-dessus du tableau à celui d’en-dessous. Mais ces deux mondes restent invisibles. Le spectateur doit se contenter de la  jointure - de l’élément de jonction : l’enroulement ascendant, le super-pli qui forme un axis mundi ou un Arbre du Monde, et qui pointe le transcendant dans les deux directions. Même s’il semble tourner de lui-même, l’axe ne le fait certainement pas causa sui. Il est un signe du temps, nécessairement incomplet en déployant son non-déploiement. Ce chiffon est debout comme un être de chair, plein de fierté mais imparfait car inabouti, fondamentalement ignorant de la profondeur de ses racines et de l’envol de ses pensées, pure présence et instantanéité - mais, dans son enroulement, c’est aussi un être qui passe, en dépit de son apparente immobilité.

L’Échelle de Jacob constitue une passerelle entre horizon et horizon, genèse et apocalypse, issue et clôture. Elle dessine une ligne de tension bidirectionnelle, vers le haut et le bas. Les parties qu’elle relie, les surfaces non peintes, déterminent avec elle l’ensemble du tableau.

Bien sûr, les morceaux de tissu noués - draps, blouses ou vestes - réfèrent aussi à l’évasion de la geôle (biblique), la vallée de larmes après l’expulsion du paradis terrestre. Robert Bresson a filmé un tel trajet libérateur. Dans Un condamné à mort s'est échappé (1956), un prototype du genre, « Bresson atteint une émotion pure de toute facilité, une émotion spécifique, créée par les seules vertus de l'image » disait François Truffaut (1956) dans un commentaire parfaitement applicable à L’Échelle de Jacob. Avec une seule image sobre, évoquant à la fois les chaînes et la délivrance de la condition humaine, Caroline parvient à résumer une bibliothèque entière sur la sotériologie.

En outre, la puissante cohésion de morceaux de tissu insignifiants en soi évoque ‘une existence en interdépendance’ (pratityasamatpada), idée centrale dans la métaphysique bouddhiste. Tout ce qui existe a une cause qui a un effet qui à son tour deviendra la cause d’une nouvel effet, etc… : le Samsara ou la Roue de la Vie. La création en interdépendance signifie que les choses et les événements sont purement conditionnés les uns par les autres et ne possèdent aucune autonomie. La nature de la réalité perceptible - la blouse souillée de peinture - est relative à la couche de couleur, à la peintre et à ses activités. Cette co-création réciproque caractérise le relatif. La réalité objective, intrinsèque du Soi et des Choses - isoliertes Ich und Ding de la citation d’Ernst Mach dans la phrase introductive à cet essai - est à classer dans l’ordre des fausses représentations. L’absence caractéristique d’indépendance conduit à la profonde vérité selon laquelle les phénomènes sont en définitive inconsistants, in suspendo, non pas vides de sens mais vides d’être. A son tour, la vérité de la vide (shunyata) ne peut être ni chosifiée ni objectivée : toute réification opèrerait une nouvelle transformation du concept de vacuité en fausse représentation métaphysique.

Le vide ne signifie ni le néant ni la négation pure de l'existence des phénomènes. Affirmer la vacuité de l'existence professe l'absence de nature propre des phénomènes: le monde n’est pas simplement fait du Soi et des choses, mais de toutes les relations, de toutes les connexions possibles entre ces entités. Pour citer Ludwig Wittgenstein - le philosophe qui estimait qu’il faut se défaire de l’échelle (de Jacob) dès qu’on l’a gravie - : « Die Welt ist die Gesamtheit der Tatsachen, nicht der Dinge » (Tractatus, 1918). Selon la métaphysique bouddhiste, la compréhension de la véritable nature de la forme d’existence humaine est la condition pour échapper au cycle de cause à effet.

« Die Lösung des Rätsels des Lebens in Raum und Zeit liegt Ausserhalb von Raum und Zeit »  (Wittgenstein, ibidem).

6.

Celui qui gravit l’échelle de Jacob a-t-il des chances d’en atteindre le sommet ? Caroline pourra-t-elle un jour défroisser les plis ?

Plissement spontané ou pliage délibéré : la conjonction de leur spatialité pleine de grâce et de leur irrégularité chiffonnée symbolise l’ambiguïté de la condition humaine. Le pli, comme mouvement inchoatif de l’espace, comme ligne trébuchante qui se rattrape en se redressant et en décollant un instant, offre aux choses un refuge et aux humains un mont de Vénus. Car un signe peut y être celé, un phallus s’y cacher. Les deux moments du pli - la disparition temporaire et l’apparition momentanée - symbolisent le mouvement de la ligne/phallus dans le pli/vulve : exprimé en termes bouddhistes, l’union du principe féminin réceptif de la vacuité et du principe masculin agissant de la méthode ; en termes taoïstes, la complémentarité du yin et du yang.

Le fond blanc, dépouillé, dans lequel Caroline plante ses couleurs d’automne et ses autres nuances, fait comprendre que la peintre s’emploie moins à aplanir les plis qu’à creuser sur un mode philosophique la surface de son existence.

Chez elle, la peinture prend des allures d’exercice spirituel. La répétitivité du thème, avec ses variations spécifiques en termes d’éclairage et de modelé, font de ses tableaux des images de dévotion contemporaines: auxiliaires de la contemplation,  supports de méditation toujours à recommencer sur le thème de la vie et de la mort. Parfois le spectateur se voit proposer des enveloppes vides, parfois une cataracte de plis, parfois cela ressemble à du papier froissé ou à des apparitions spectrales et des dépouilles anthropomorphes; souvent ce sont des blouses de peintre souillées, mais comme des âmes sans corps, un cache-poussière plein de faux plis tel un costume privé de son acteur.

Ce n’est ni la solidité physique des choses, ni leur caractère énigmatique mais leur métamorphose en métaphores de l’espace, de la lumière et du temps qui hissent les tableaux de Caroline au rang de symboles du déclin et de la mort, d’illustrations de la vie éphémère et de l’art perpétuel (vita brevis, ars longa). Les traces peintes pénètrent plus profondément l’histoire que la vie éphémère de leur auteur. L’insistance à ne donner à voir que des étoffes froissées, révèle l’importance qu’il y a, pour la peintre à réhabiliter la matière, même dans les formes les plus poussiéreuses de ses blouses tachées. Au même titre que l’œuvre de Giorgio Morandi, la peinture de Caroline s’élève contre l’indifférence courante à l’égard des simples objets utilitaires. Les deux artistes attirent l’attention sur la réciprocité entre voyant et visible, sur la connexion intime entre peintre et peinture, qui fait de cette dernière, le symbole de la force intense de l’esprit, capable d’élever la matière inerte en signe de vie spirituelle 

Notes

1. Un Soi isolé est tout aussi exceptionnel qu’une Chose isolée. La Chose et le Soi sont des fictions provisoires de même espèce. (Traduction libre). Ernst Mach, Erkenntnis und Irrtum, 1905.

2. Le monde est un ensemble de faits, non de choses. (Traduction libre).

3. La solution de l’énigme de la vie dans l’espace et le temps se situe hors du temps et de l’espace (traduction libre).

Brûlants au-dedans, par Alain Arnould

Au sujet du polyptique de Caroline Chariot-Dayez.
Alain Arnaud - aumônier des artistes de Bruxelles.

Notre cœur n’était-il pas tout brûlant au-dedans de nous, quand il nous parlait en chemin, quand il nous expliquait les Ecritures ? (Lc 24,32) Les disciples d’Emmaüs, attristés par la perte si peu glorieuse de leur maître, découvrent que le Seigneur marchait en fait avec eux sans qu’ils ne s’en étaient aperçus. Il faut le grand moment du partage du pain pour qu’ils prennent conscience de la présence du Christ ressuscité dans leur vie. 

Brûlants au dedans de Caroline Chariot-Dayez sont douze vêtements cachant des corps attisé d’ardeur. Ces douze corps brûlants, hommes ou femmes, incarnant ensemble l’humanité, ont endossé la tenue de service qui a pris les plis de leur quotidien. Avec des hauts et des bas, des sommets lumineux et des creux ténébreux, ils se sont tournés vers leur créateur, majestueux, qui est au centre de leur préoccupation. Les douze ne se sont pas enthousiasmés de la même manière ou même dans la même mesure. Chez certains, les gris de la morosité ne commencent qu’à être touché par les rougeurs des flammes. Chez d’autres, le feu qui les habite fait rayonner leur vêtement d’ocres chaleureux. Sont-ils agenouillés comme les anciens vêtus de blanc qui se prosternent devant l’Agneau et s’exclament : Tu es digne, Seigneur notre Dieu de recevoir louange, l’honneur et la puissance, car c’est toi qui créas toutes choses ; tu as voulu qu’elles soient et elles furent créées ? (Livre de l’Apocalypse 4,11) Ou sont-ils élevés par leur enthousiasme, prêts à soulever des montagnes ? Leurs visages manquent, comme dans des figures d’Henri Matisse. C’est-à-dire qu’ils sont de tous les temps, de toutes langues, peuples, cultures et nations et qu’ils restent à peindre. Ils pourraient être les nôtres aussi. Pouvons-nous nous imaginer dans un de ces tabliers de service et nous tourner vers le Christ ? Lequel choisirions-nous ? Le Christ, au centre, l’Alpha et l’Omega, tourne-t-il la tête vers ces embrasés qui ont déjà été touchés au plus profond d’eux-mêmes par sa personnalité,  sa vie et sa mission? Ou regarde-t-il droit devant Lui, comme les Christ qui nous accueillent dans les tympans et fresques romans et qui interpellent tous ceux qui élèvent leur regard vers Lui ? Son regard aussi reste à découvrir.

Caroline Chariot-Dayez déploie ici toute sa passion pour les plis. Elle leur donne une force d’expression dans la lignée des Rogier Van der Weyden, Titien, Pierre Paul Rubens ou Philippe de Champaigne qui ont su donner vie aux draperies de leurs personnages. Elle leur donne aussi un sens en les comprenant comme des métaphores pour la vie qui nous est confiée, avec ses creux où la lumière a du mal à pénétrer et ses moments de bonheur qui se confondent avec la lumière. Ses corps, brûlants de l’amour du Christ, nous invitent à nous tourner vers Dieu qui est venu revêtir notre humanité. Son Evangile est donné pour nous inspirer et pour nous embraser. Il nous est confié pour puiser aux sources de la vie et à la flamme chaleureuse et lumineuse de la résurrection.

Voici, je fais toutes choses nouvelles ! (Livre de l’Apocalypse 21, 5) Cette promesse de Dieu nous tire de nos tor-peurs!  Que Rivespérance soit un de ces moments révélateurs où chacun puisse découvrir que Dieu est i(g)nitiateur de nouvelles ardeurs d’espérance sur le chemin de l’extraordinaire de notre quotidien (Gilles Baudry).

Alain Arnould OP
Paru dans RiveDieu, n°15 , janv-fév 2013

Plis de l’esprit
Par Jean Deuzèmes, Voir & Dire, 2016 (cliquer ici)


L’Invisible, l’autre face du réel
Les cahiers Croire, n°305, Bayard, Paris, 2016


Artiste au Prieuré : Caroline Chariot-Dayez
Le Prieuré de Malèves-Sainte-Marie, 2012 (cliquer ici)


Plis et replis
Pratique des arts, n°71, nov-janv 2007


Monographie – Caroline Chariot-Dayez
Edition Art in Belgium, Lasne, 2005